15
La cendre.
Je ne crois pas que les gens aient réellement compris leur chance. Lors des mille ans précédant la Chute, ils repoussèrent la cendre dans les fleuves, l’entassèrent hors des villes, et se contentèrent en règle générale de l’ignorer. Ils ne comprirent jamais que sans les microbes et les plantes que Rashek avait créés pour décomposer les particules de cendre, les terres se seraient vite retrouvées ensevelies.
Même si, bien sûr, ce fut ce qui se produisit au bout du compte.
Les brumes étaient en feu. Vivement éclairées par la lumière rouge du soleil, elles évoquaient des flammes enveloppant Vin.
La brume en plein jour n’avait rien de naturel. Mais même les brumes nocturnes ne paraissaient plus être celles de Vin. À une époque, elles la cachaient et la protégeaient. Désormais, elle les trouvait de plus en plus étrangères. Quand elle employait l’allomancie, les brumes semblaient s’écarter légèrement d’elle – comme une bête sauvage reculant face à une vive lumière.
Elle se tenait seule devant le camp, qui était silencieux bien que le soleil soit levé depuis des heures. Pour l’instant, Elend continuait à protéger son armée des brumes en ordonnant à ses hommes de rester dans leurs tentes. Ham affirmait qu’il n’était pas nécessaire de les exposer, mais l’instinct de Vin lui dictait qu’Elend s’en tiendrait à son projet d’ordonner à ses soldats de sortir dans la brume. Il fallait qu’ils soient immunisés.
Pourquoi ? se demanda Vin, levant les yeux pour regarder à travers les brumes éclairées par le soleil. Pourquoi vous avez changé ? Qu’est-ce qui est différent ? Elles dansaient autour d’elle, suivant leur étrange schéma habituel de courants et tourbillons changeants. Il lui semblait qu’elles commençaient à bouger plus rapidement. À frémir. À vibrer.
Le soleil paraissait devenir plus chaud, et les brumes se retirèrent enfin, comme l’eau s’évaporant dans une casserole. Quand la lumière du soleil les frappa telle une vague, Vin se retourna pour les regarder disparaître, et leur mort lui fit l’effet d’un hurlement répercuté par l’écho.
Elles ne sont pas naturelles, se dit-elle tandis que des gardes signalaient le champ libre. Le camp se mit aussitôt en mouvement, les hommes sortirent des tentes à grands pas, vaquant à leurs affaires matinales d’un air empressé. Vin se tenait à l’extrémité du camp, avec la route de terre sous ses pieds et le canal immobile sur sa droite. Tous deux lui paraissaient plus réels à présent que les brumes avaient disparu.
Elle avait demandé à Elend et à Sazed leur opinion sur les brumes – sur le fait qu’elles soient naturelles ou… autre chose. Et tous deux, comme les érudits qu’ils étaient, avaient cité des théories pour appuyer chacune des deux opinions possibles. Au moins Sazed avait-il fini par prendre une décision : il s’était rangé à l’idée selon laquelle les brumes étaient naturelles.
Même la façon dont elles étouffent certaines personnes et en épargnent d’autres pourrait s’expliquer, lady Vin, avait-il répondu. Après tout, les piqûres d’insectes tuent certaines personnes alors qu’elles en dérangent à peine d’autres.
Vin ne s’intéressait ni aux théories ni aux arguments. Elle avait passé la majeure partie de sa vie à placer les brumes sur le même plan que les schémas climatiques ordinaires. Reen et les autres voleurs se moquaient des récits qui décrivaient les brumes comme surnaturelles. Cependant, puisque Vin était devenue allomancienne, elle en était venue à connaître les brumes. Elle les sentait, d’une manière qui semblait s’être encore amplifiée depuis le jour où elle avait tenu le pouvoir du Puits de l’Ascension.
Elles disparaissaient trop vite. Quand elles se consumaient à la lumière du jour, elles se retiraient comme quelqu’un qui se réfugie en lieu sûr. Comme… un homme qui a épuisé toutes ses forces au combat et renonce enfin pour battre en retraite. Par ailleurs, les brumes n’entraient nulle part. Une simple tente suffisait à protéger les hommes qui s’y trouvaient. Comme si elles comprenaient qu’elles étaient exclues, indésirables.
Vin se retourna pour regarder le soleil, qui luisait comme une braise écarlate derrière le voile rouge des couches supérieures de l’atmosphère. Elle regrettait que TenSoon ne soit pas là pour pouvoir lui confier ses inquiétudes. Le kandra lui manquait beaucoup, bien plus qu’elle ne s’y serait jamais attendue. Sa franchise toute simple égalait la sienne. Elle ignorait toujours ce qui lui était arrivé une fois qu’il avait rejoint son peuple ; elle avait tenté de trouver un autre kandra pour lui livrer un message, mais les créatures se faisaient rares ces derniers temps.
Avec un soupir, elle regagna l’intérieur du camp en silence.
C’était impressionnant de voir à quelle vitesse les hommes parvenaient à mettre l’armée en mouvement. Ils passaient la matinée séquestrés à l’intérieur de leurs tentes, à s’occuper des armures et des armes, et les cuisiniers à préparer ce qu’ils pouvaient. Le temps que Vin franchisse une brève distance, des feux de cuisine s’étaient allumés et les tentes commençaient à s’effondrer, tandis que les soldats s’activaient pour préparer le départ.
Quelques-uns la saluèrent sur son passage. D’autres penchèrent la tête en signe de déférence. D’autres encore détournèrent le regard, l’air hésitant. Vin ne le leur reprochait pas. Elle n’était pas sûre de savoir elle-même quelle était sa place dans cette armée. En tant qu’épouse d’Elend, elle était techniquement leur impératrice, bien qu’elle ne porte pas de tenue royale. Aux yeux de beaucoup, elle était une figure religieuse, l’Héritière du Survivant. Elle ne voulait pas vraiment de ce titre-là non plus.
Elle trouva Elend et Ham s’entretenant devant la tente impériale, qui était aux premiers stades du démontage. Bien qu’ils se tiennent à l’extérieur, l’allure parfaitement nonchalante, Vin fut aussitôt frappée de les voir demeurer si loin des travailleurs, comme s’ils ne voulaient pas que les hommes les entendent. En brûlant de l’étain, elle put écouter ce qu’ils disaient bien avant de les atteindre.
— Ham, déclara calmement Elend, vous savez que j’ai raison. Nous ne pouvons pas continuer comme ça. Plus nous pénétrerons dans le Dominat Occidental, plus nous perdrons de lumière du jour face aux brumes.
Ham secoua la tête.
— El, vous resteriez vraiment planté là à regarder mourir vos soldats ?
Le visage d’Elend se durcit, et il croisa le regard de Vin lorsqu’elle les rejoignit.
— Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre chaque matin que les brumes se dissipent.
— Même si ça permet de sauver des vies ? demanda Ham.
— Le fait de ralentir nous coûte des vies, objecta Elend. Chaque heure que nous passons ici rapproche les brumes du Dominat Central. Nous prévoyons de passer un certain temps à tenir un siège, Ham, ce qui signifie que nous devons atteindre Fadrex le plus tôt possible.
Ham se tourna vers Vin en quête de soutien. Elle secoua la tête.
— Je suis désolée, Ham. Elend a raison. Nous ne pouvons pas laisser notre armée dépendre des caprices des brumes. Nous serions exposés – si quelqu’un nous attaquait le matin, nos hommes devraient soit réagir et se faire terrasser par les brumes, soit se cacher dans leurs tentes et attendre.
Ham fronça les sourcils puis se retira, traversant la cendre d’un pas lourd pour aller aider un groupe de soldats à ranger leur bivouac. Vin s’approcha d’Elend en regardant s’éloigner le robuste soldat.
— Kelsier se trompait à son sujet, déclara-t-elle enfin.
— Qui ça ? demanda Elend. Ham ?
Vin hocha la tête.
— À la fin – après la mort de Kelsier –, on a trouvé un dernier mot qu’il avait laissé. Il disait qu’il avait choisi les membres de la bande pour diriger son nouveau gouvernement. Brise pour être un ambassadeur, Dockson un bureaucrate, et Ham un général. Les deux autres remplissaient leur rôle à la perfection, mais Ham…
— Il s’implique trop, dit Elend. Il n’est à l’aise que s’il connaît personnellement chaque homme qu’il commande. Et lorsqu’il les connaît bien, il s’attache.
Vin hocha lentement la tête, regardant Ham se mettre à rire et travailler avec les soldats.
— Écoute-nous un peu, déclara Elend, avec quel cynisme nous parlons de la vie de ceux qui nous suivent. Peut-être qu’il vaudrait mieux s’attacher, comme Ham. Peut-être qu’alors je ne serais plus si prompt à envoyer les gens à la mort.
Vin se tourna vers lui, inquiète d’entendre une telle amertume dans sa voix. Il sourit pour s’efforcer de la masquer, puis détourna le regard.
— Il faut que tu fasses quelque chose pour ton koloss. Il passe son temps à fouiner dans le camp et à effrayer les hommes.
Vin fronça les sourcils. Dès qu’elle pensait à la créature, elle avait conscience de son emplacement – à la lisière du camp. Elle obéissait toujours à ses ordres, mais Vin ne pouvait la contrôler pleinement et directement que si elle se concentrait. Autrement, elle suivait ses ordres généraux – rester dans les parages, ne tuer personne.
— Je devrais aller vérifier si les péniches sont prêtes à partir, dit Elend.
Il lui lança un coup d’œil et, comme elle ne faisait pas mine de vouloir l’accompagner, il lui donna un rapide baiser puis s’en alla.
Vin traversa de nouveau le camp. La plupart des tentes étaient démontées et rangées, et les soldats s’empressaient de terminer leur repas. Elle quitta le périmètre et trouva Humain assis en silence, tandis que de la cendre tombait légèrement contre ses jambes. Il observait le camp de ses yeux rouges, défiguré par la peau déchirée qui pendait de son œil droit au coin de sa bouche.
— Humain, dit-elle en croisant les bras.
Il se tourna vers elle puis se leva en faisant tomber de la cendre de sa silhouette bleue et musclée de plus de trois mètres. Malgré le nombre de créatures qu’elle avait tuées, malgré sa certitude de contrôler pleinement celle-ci, Vin ne put réprimer un moment de crainte face à la créature massive à la peau tendue et aux entailles sanguinolentes.
— Pourquoi êtes-vous venu au camp ? demanda-t-elle en chassant sa panique.
— Je suis humain, répondit-il de sa voix lente et décidée.
— Vous êtes un koloss, rectifia-t-elle. Vous le savez.
— Je devrais avoir une maison, dit Humain. Comme celles-là.
— Ce sont des tentes, pas des maisons, répondit Vin. Vous ne pouvez pas venir au camp comme ça. Vous devez rester avec les autres koloss.
Humain se retourna pour regarder vers le sud où patientait l’armée des koloss, séparée des humains. Ils demeuraient sous le contrôle d’Elend, au nombre d’une vingtaine à présent qu’ils avaient récupéré les dix mille qui attendaient avec le corps principal de l’armée. Il paraissait plus logique de les laisser sous le contrôle d’Elend, puisqu’il était – en termes de pouvoir brut – un allomancien bien plus fort que Vin.
Humain se retourna vers Vin.
— Pourquoi ?
— Pourquoi vous devez rester avec les autres ? demanda Vin. Parce que vous mettez les gens du camp mal à l’aise.
— Alors ils devraient m’attaquer, dit Humain.
— C’est pour ça que vous n’êtes pas humain, répondit Vin. On n’attaque pas les gens simplement parce qu’ils nous mettent mal à l’aise.
— Non, dit Humain. À la place, vous nous demandez de les tuer.
Vin hésita, inclinant la tête. Humain se contenta toutefois de regarder au loin, en direction du camp. Ses yeux rouges en boutons de bottine rendaient son expression indéchiffrable, mais Vin percevait chez lui une sorte de… nostalgie.
— Vous êtes l’une d’entre nous, dit Humain.
Vin leva les yeux.
— Moi ?
— Vous êtes comme nous, dit-il. Pas comme eux.
— Pourquoi vous dites ça ? demanda Vin.
Humain baissa les yeux vers elle.
— Brume, dit-il.
Vin éprouva un frisson passager, sans bien savoir pourquoi.
— Que voulez-vous dire ?
Humain ne répondit pas.
— Humain, insista-t-elle en essayant une autre tactique. Que pensez-vous des brumes ?
— Elles sortent la nuit.
Vin hocha la tête.
— Oui, mais que pensez-vous d’elles ? Votre peuple… est-ce qu’il craint les brumes ? Est-ce qu’il arrive qu’elles les tuent ?
— Les épées tuent, répondit Humain. Pas la pluie. Pas la cendre. Pas les brumes.
Excellent raisonnement, pensa Vin. Il y a un an, je lui aurais donné raison. Elle s’apprêtait à changer de sujet, mais Humain poursuivit :
— Je les déteste, dit-il.
Vin ne répondit pas.
— Je les déteste parce qu’elles me détestent, poursuivit Humain en la regardant. Vous les sentez, vous.
— Oui, dit Vin à sa grande surprise. En effet.
Humain l’étudia, un filet de sang s’écoulant de la peau déchirée près de son œil, se détachant nettement sur sa peau bleue et se mêlant aux flocons de cendre. Enfin, il hocha la tête, comme s’il approuvait la franchise de sa réponse.
Vin frissonna. La brume n’est pas vivante, se dit-elle. Elle ne peut pas me détester. Je me fais des idées.
Et pourtant… à une occasion, longtemps auparavant, elle y avait puisé. Quand elle combattait le Seigneur Maître, elle avait, sans comprendre comment, acquis un pouvoir sur elle. Comme si elle se servait de la brume elle-même pour nourrir son allomancie, au lieu des métaux. C’était seulement grâce à ce pouvoir qu’elle avait pu vaincre le Seigneur Maître.
C’était bien longtemps auparavant, et elle n’avait jamais réussi à reproduire cet événement. Elle avait essayé à bien des reprises au fil des ans, au prix de tant d’échecs qu’elle commençait à croire s’être trompée. Les brumes s’étaient effectivement, ces derniers temps, montrées hostiles. Elle tentait de se répéter qu’il n’y avait rien là de surnaturel, mais elle savait que c’était faux. Et que dire de l’esprit des brumes, la créature qui avait tenté de tuer Elend – puis l’avait sauvé en montrant à Vin comment le transformer en allomancien ? Il était bien réel, elle avait au moins cette certitude, bien qu’elle ne l’ait pas revu depuis plus d’un an.
Que dire aussi de l’hésitation qu’elle éprouvait vis-à-vis des brumes, de la façon dont elles s’écartaient d’elle ? Dont elles restaient à l’extérieur des bâtiments, dont elles tuaient ? Tout ça semblait confirmer les propos d’Humain. Les brumes – l’Insondable – la détestaient. Elle admit enfin ce contre quoi elle résistait depuis si longtemps.
La brume était son ennemie.